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Samedi 15 octobre, 2 h 20

Le pistolet brillait avec un tel éclat qu'il en paraissait à Jenna irréel. Un accessoire de cinéma. Malheureusement, la femme qui le braquait sur elle était très réelle et n'avait pas l'air de jouer un rôle.

— Vous avez causé assez d'ennuis à mon fils, mademoiselle Marshall. Il est temps pour vous de disparaître.

Le regard de Jenna passa du canon de l'arme au visage de la femme, qui portait la même chemise de nuit hideuse que lorsqu'elle avait forcé sa porte après l'accident de Casey.

— Madame Lutz...

— Maman ! fit la voix de Josh dans son dos.

Elle entendit un rire hystérique et s'aperçut qu'il venait de sa propre bouche.

— Vous êtes venue pour aider votre fils ! fit-elle, incrédule.

— Je suis sa mère. C'est à ça que ça sert, les mères. Comme vous n'avez pas d'enfant, vous ne pouvez pas comprendre. Joshua, la voiture est garée au bout du chemin. Vas-y vite. La police a bloqué la nationale.

La police. Steven...

Jenna en éprouva un tel soulagement qu'elle sentit ses jambes flageoler.

Mme Lutz regardait d'un air impatient son fils qui n'avait pas bougé.

— Cours ! lui dit-elle. Je m'occupe d'elle.

— Vous allez me tuer ? demanda-t-elle, stupéfaite.

— Sans état d'âme... Une balle dans la tête, et tous les ennuis que vous avez causés à mes fils seront terminés.

Nora Lutz avait un regard de folle.

— Comme vous les avez résolus à Seattle ?

L'autre esquissa un pâle sourire.

— Mon Rudy était innocent, répliqua-t-elle. N'importe quel jury l'aurait acquitté.

— Sauf qu'il n'est pas passé devant un jury... Vous avez soudoyé un magistrat pour faire frapper les preuves de nullité.

— Mon Rudy était innocent, répéta Nora Lutz.

— Oui ! Et pour cause ! C'était son frère le coupable ! Et quel coupable !

— Joshua est malade ; je vais l'aider à se soigner. Et vous, vous êtes une gêneuse, mais vous ne nous gênerez plus longtemps... Rentrez dans la grange !

Jenna la regarda d'un œil effaré. Cette folle semblait vraiment déterminée. Elle vit son bras se tendre lentement vers elle, comme dans une séquence au ralenti.

Elle va me tuer. Là, maintenant... Et Steven me retrouvera morte. Morte !

Mais Nora tourna brusquement la tête et dirigea son arme vers sa droite. Il y eut un éclair et deux détonations assourdissantes. Puis le son mat d'un corps qui chute à terre. Un corps lourd.

Steven ! Non !

Mais le corps en question était celui de Neil. Elle fit quelques pas chancelants et s'accroupit à côté de lui. Ses mains étaient toujours liées, et elle était dans l'incapacité de lui porter secours, de contenir le flot de sang qui jaillissait de sa cuisse. Le visage du policier exprimait une terrible souffrance. Il joignit les mains, et Jenna vit un autre flot de sang couler de sa main droite. Les deux détonations qu'elle avait entendues.

— Debout, mademoiselle Marshall, ou je vous loge une balle dans la tête, fit la voix de Nora derrière elle. Vous avez pu constater que je suis une bonne tireuse.

Neil leva un œil vitreux vers Jenna.

— Faites ce qu'elle dit. Obéissez-lui.

— Ah, le doux son de ces mots dans ta bouche, après toutes ces années, ironisa Nora Lutz. Debout, mademoiselle Marshall. Et vite !

Jenna se leva en tremblant sous le triple effet du choc, de la peur et de la colère impuissante. Kelly était en train d'agoniser dans la grange, et Neil gisait à ses pieds dans une mare de sang.

— Voilà qui est raisonnable, mademoiselle Marshall. Maintenant, Josh, file à la voiture. Le Dr Nelson t'attend.

— Non, maman, je n'irai pas.

— Joshua ! J'ai trouvé tes médicaments sous ton matelas. Je sais que tu as arrêté de les prendre depuis des mois ! Va à la voiture et laisse le Dr Nelson te soigner.

— Il te bourrera de drogues pour que tu ne puisses plus penser, Josh ! intervint Jenna. Et tu redeviendras l'idiot de la famille !

Mme Lutz lui colla le canon de son pistolet contre la tempe.

— Dans la grange, mademoiselle Marshall ! Et toi, Joshua, à la voiture, tout de suite !

Jenna chercha désespérément un moyen de renverser la situation. Puis elle entendit le son d'un pistolet qu'on arme et une voix qu'elle avait craint de plus jamais entendre.

— Posez votre arme, madame Lutz, ou je tue votre fils.

— Steven, murmura Jenna, en regrettant de ne pouvoir lui dire tous les mots d'amour qui se bousculaient dans sa tête.

Nora pressa son arme un peu plus fort contre sa tempe.

— Vous ne tuerez pas mon fils. Vous le mettrez en prison et moi, je l'en ferai sortir. En revanche, je n'aurai aucun scrupule à loger une balle dans la tête de votre amie. Alors, agent Thatcher ? Que choisissez-vous ? Arrêter mon fils ou que je laisse la vie sauve à Mlle Marshall ? Décidez-vous vite. J'ai très peu de temps et je n'ai plus rien à perdre.

Jenna retint son souffle, consciente de la présence de Steven derrière elle. Elle savait qu'il ne pouvait ni ne voulait laisser filer un tueur. Elle savait que Kelly était dans la grange et que la vie de la lycéenne ne tenait qu'à un fil.

— Steven, dit-elle, Kelly est à l'intérieur. Elle est vivante.

— Il reste plus d'une balle dans mon chargeur, agent Thatcher, reprit Nora de sa voix à la fois calme et sinistre. Et je suis prête à tout pour sauver mon fils. Lâchez votre arme et poussez-la vers moi avec le pied.

Après un lourd silence, Steven vida son chargeur. En l'air.

Les détonations furent suivies d'un bruit sourd, celui du pistolet qui heurtait le sol. Jenna sentit le canon de l'arme de Mme Lutz se décoller de sa tempe, puis elle entendit un froissement de tissu tandis qu'elle se baissait pour récupérer l'arme de service de Steven.

— Partez avec votre fils, lui dit Steven. Mais ne faites rien aux deux femmes.

— Steven, non !

Mais elle se tut en sentant l'acier froid du canon se presser de nouveau contre sa tempe.

— Dans la grange, docteur Marshall !

— Mais vous avez dit...

Sa protestation n'alla pas plus loin. Nora la poussait rudement devant elle. Elle trébucha en franchissant la porte de la grange et tomba la tête la première à l'intérieur, s'écorchant le visage contre le plancher râpeux. Réagissant à l'instinct, elle roula sur le côté. Nora Lutz fit feu au même instant et la rata de peu.

Steven fonça dans l'intention de la désarmer, mais Josh se jeta sur lui, lui agrippant le cou et le tirant en arrière, à l'extérieur de la grange. Nora pointa de nouveau son arme sur Jenna, mais Jenna lui décocha un coup de pied circulaire et fit voler l'arme hors de ses mains. Le pistolet alla heurter le mur du fond. Jenna expédia un deuxième coup de pied, frappant Nora au plexus. Elle entendit ensuite le choc d'un crâne sur le plancher.

Un peu plus loin, Josh maintenait toujours Steven plaqué au sol, et tentait de l'étrangler des deux mains. Steven lui agrippait les poignets en une lutte silencieuse. Il était costaud mais Josh avait l'avantage de la jeunesse et la force de la folie.

Il était en train de tuer Steven.

Non ! Cela ne se ferait pas !

Jenna courut à la table sur laquelle Kelly était allongée, les yeux ouverts mais le regard vide, et prit l'un des couteaux entre ses mains jointes. Elle en glissa la poignée sous le dos de Kelly, de façon à ce que la lame dépasse de la table. La jeune fille cligna des yeux et tenta de dire quelque chose.

— Appuie-toi dessus de toutes tes forces, la supplia Jenna. Maintiens-le immobile.

Puis elle tourna le dos à la table et tendit ses mains liées vers la lame pour tenter de trancher ses liens.

Mais le couteau glissa et lui entailla un poignet. Elle le remit en place et fit une nouvelle tentative.

Cette fois, la lame ne bougea pas, comme si Kelly puisait dans ses dernières forces pour l'aider.

— Bravo, Kelly !

Au bout de quelques mouvements et au prix d'une nouvelle entaille au poignet, Jenna parvint à trancher la corde. Elle avait enfin les mains libres. Elle prit un masque chirurgical imprégné de kétamine, sachant d'expérience qu'il suffirait de l'appliquer quelques secondes sur le visage de Josh pour qu'il perde connaissance.

Elle courut vers les deux hommes. Steven était toujours immobilisé, le visage tout congestionné. Il manquait d'oxygène et ses forces faiblissaient. Jenna vint se placer derrière Josh et lui colla le masque sur la bouche et le nez, en tirant sur les bords de toutes ses forces. 10, 9, 8...

Mais Josh ne se laissa pas faire. Il lâcha la gorge de Steven et saisit les poignets de Jenna. Elle parvint cependant à maintenir le masque contre son visage et continua son compte à rebours, tandis que Steven s'efforçait de faire lâcher prise à son agresseur.

— Sept, six, cinq...

Josh enfonça ses ongles dans la peau de ses poignets déjà salement entaillés. Elle poussa un cri et fut sur le point de lâcher, au bord de l'évanouissement. Un bras lui frôla la joue et vint plaquer plus fermement le masque.

— Quatre, trois..., poursuivit-elle.

Et Josh s'effondra sur Steven qui roula sur le côté pour se dégager de sa masse inerte.

Il peinait à reprendre son souffle et haletait bruyamment Neil s'effondra et perdit connaissance à son tour.

Pendant un instant, on n'entendit plus que le son haché de leur respiration laborieuse.

Steven finit par se mettre à genoux et regarda Jenna au travers de la sueur qui lui voilait les yeux. Son cœur battait si fort qu'il craignait qu'il n'explose dans sa poitrine. Jenna avait les cheveux ras, son visage déjà tuméfié s'ornait de nouvelles ecchymoses, ses poignets étaient tout sanguinolents. Mais elle était vivante.

— Ça va ? fit-il d'une voix rauque et suffocante.

Elle hocha la tête.

— Et toi ?

— J'ai vu pire.

Il sortit sa radio et annonça :

— Neil est blessé...

— Et Jenna ? fit la voix brouillée de Lennie. Et Kelly Templeton ?

— Je ne vais pas trop mal, dit Jenna en s'approchant de l'émetteur. Mais Kelly a besoin de soins urgents. Envoyez une ambulance.

Steven se leva.

— Envoyez plutôt trois ambulances.

Il entra dans la grange en vacillant et vit le corps inanimé de Nora Lutz sur le plancher.

— Non, quatre, reprit-il à l'intention de Lennie.

Le récepteur se mit à grésiller.

— Steven, c'est Liz... Où est Josh ?

Steven jeta un regard dégoûté au corps inerte de l'adolescent.

— Il est vivant, répondit-il. Nous lui réciterons ses droits quand il reviendra à lui.

Il s'accroupit pour entraver les poignets de Nora Lutz, tout en songeant que l'acier mat des menottes contrastait ironiquement avec le brillant de ses deux bracelets d'or et de diamant.

On verra bien si ton sale pognon suffira à te tirer de ce mauvais pas, cette fois.

Jenna l'avait rejoint dans la grange. Elle lui prit le bras, répandant du sang sur sa manche, et lui adressa un regard anxieux.

— Seth ?

— Il est vivant, assura Steven. Allison a deviné qu'il t'avait emmenée au cimetière pour discuter sur la tombe d'Adam. Au bout d'un moment, comme elle s'inquiétait de ne pas vous voir revenir, elle a filé là-bas. Elle a retrouvé son père évanoui sur une tombe et elle a tout de suite appelé le 911. Seth a mal au crâne, mais il est vivant. Toi, tu devrais t'asseoir et te reposer un peu.

Il mourait d'envie de la serrer dans ses bras mais il craignait de lui faire mal.

Elle secoua sa tête tondue.

— Il faut que je couvre Kelly avant que les secours n'arrivent, dit-elle.

Elle voulait que la jeune fille ait une apparence plus digne. Elle avait déjà suffisamment souffert, sans que sa pudeur soit plus longtemps mise à mal. Steven le comprit. Il ôta sa veste et la posa par terre. Puis il déboucla son holster, déboutonna sa chemise, l'ôta et la tendit à Jenna.

— J'ai tant de choses à te dire, Steven, murmura-t-elle. Je ne sais pas par où commencer...

Steven posa ses mains sur ses joues, le plus délicatement possible, puis déposa un baiser sur son front écorché, à deux centimètres de ses cheveux ras, et la sentit frissonner. Il la regarda dans les yeux en remerciant le ciel qu'elle soit encore en vie. Rien d’autre ne comptait en cet instant

— Allez, va t'occuper de Kelly, dit-il

Il dressa la tête en entendant des bruits de pas

— Dépêche-toi, ajouta-t-il. La cavalerie est enfin arrivée.